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Réalités scandinaves

Nokia, l’icône déchue de la téléphonie devient un rentier parasite.

January 7 2014 , Written by Baudoin Published on #Analyse, #Finlande, #Nokia, #Microsoft, #Patent troll, #Télécom

La relation trouble Microsoft-Nokia ou le rôle pernicieux des patents trolls

La relation trouble Microsoft-Nokia ou le rôle pernicieux des patents trolls

Jusque-là star incontestée et leader innovant de la téléphonie mobile, Nokia est devenu, en quelques années, un rentier parasite voire une icône déchue dont la question de la viabilité est aujourd’hui posée. En effet, le secteur est une bataille acharnée entre les fabricants de téléphones, cherchant à accroître leurs chiffres d’affaire mais également développer/moderniser leurs systèmes d’exploitation et les applications liées. Outre l’innovation et la course à l’achat de brevets entre concurrents, une tactique beaucoup plus pernicieuse se développe, consistant à transférer ces brevets clés à une firme écran, appelée patent troll (« troll à brevets ») et chargée d’en tirer le plus de profit par le biais de contentieux. Très décriée, cette manœuvre a pourtant été adoptée par Nokia afin de contrer le développement de Samsung et Apple, et retourner une situation assez désespérée. Sans résultats néanmoins puisque le Finlandais a dû se résoudre à vendre son activité téléphonie à son partenaire Microsoft.

 

Les fabricants de téléphones et/ou de systèmes d’exploitation (OS) se livrent une bataille acharnée afin d’accroître leurs parts de marché. L’objectif n’est pas seulement économique (augmenter son chiffre d’affaire) mais également stratégique, à savoir empêcher un concurrent de développer/moderniser son système d’exploitation et les applications liées. Outre les moyens « normaux » – l’innovation et la course à l’achat de brevets entre concurrents –, une tactique beaucoup plus pernicieuse se développe, consistant à transférer ces brevets clés à une firme écran chargée d’en tirer le plus de profit par le biais de contentieux. Très décriée, elle a pourtant été adoptée par Nokia, l’icône déchue de la téléphonie.

« Patent-focused strategy » ou comment survivre dans le secteur de la téléphonie mobile.

Dans la téléphonie mobile, malgré un oligopole assez marqué, notamment concernant les smartphones (On estime que chaque smartphone s’appuie sur 5 000 brevets pour fonctionner), l’intensité concurrentielle est vive. Ainsi, les principaux fabricants de téléphones portables et/ou de systèmes d’exploitation – Apple avec iOS, RIM avec BlackBerry OS, Nokia et Microsoft avec l’OS Windows Phone et Google qui promeut Android auprès de divers fabricants dont Samsung – multiplient les dépôts de brevets, par milliers chaque année. Toutefois, cette course à l’innovation technologique (1) accentue parallèlement un besoin de standardisation très fort, principalement pour des questions de compatibilité entre appareils.

Ce contexte hyperconcurrentiel évolue rapidement. Ainsi, les anciens leaders du secteur, incapables d’innover, disparaissent ou se font racheter. Leur catalogue de brevets est leur principal actif et la cible d’entreprises ambitieuses à l’image de Google. En effet, le Californien a racheté en 2012 Motorola Mobility, la filiale téléphonie du constructeur américain, pour 12,5 milliards de dollars, spécialement afin de sécuriser 24 500 brevets (dont 7 500 en attente d’homologation) qui lui permettront de protéger l’écosystème de son OS Android.  Google n’est pas à son coup d’essai puisqu’en 2011, il a racheté auprès d’IBM environ 2 000 brevets, notamment concernant des programmes pour téléphones portables.

Ainsi, le contexte hyperconcurrentiel et la paradoxale nécessité de standardisation, donc de coopération entre les acteurs, rendent la situation complexe et sujette à contentieux quand les fabricants cherchent à défendre leur avance technologique et leurs parts de marché. De plus, un autre phénomène exacerbe cette situation : les patent trolls ou « troll à brevets ».

Les patent trolls ou le parasitisme incarné.

Appelé patent troll (« troll à brevets ») ou Non Practicing Entity (NPE, entité sans activité ne produisant ni service, ni produit), ces acteurs – généralement ressemblant plus à des cabinets d’avocats qu’à des entreprises de haute technologie – sont principalement observables aux Etats-Unis, dans le secteur des NTIC (2) et se focalisent sur les questions de propriété intellectuelle. Les « trolls à brevets » acquièrent des brevets que les entreprises n’exploitent pas commercialement. Leur modèle économique consiste à contracter des licences d’exploitation de ces brevets, auprès d’entreprises produisant des biens et services, et à optimiser les redevances. Pis, certains « trolls à brevets » attaquent délibérément certaines entreprises en les accusant d’utiliser des brevets et applications que le troll détient prétendument.

Or, le coût des procédures est considérable, mobilisant des dizaines d’avocats pour des dossiers très complexes. Selon Article One Partners (3), les sociétés visées engageraient des sommes conséquentes pour se défendre, atteignant 5 milliards de dollars par an. Quant aux condamnations, elles sont proportionnelles au préjudice… Devant cette situation, Research In Motion, fabricant du BlackBerry, avait scellé un accord pour 612 millions de dollars, en 2006, contre un « troll de brevets » afin d’éviter des poursuites que la firme canadienne pensait perdre. Plus généralement, James E. Bessen and Michael E. Meurer, de la Boston University School of Law, dans leur étude, montrent que les « trolls de brevets » ont coûté 29 milliards de dollars à l’industrie américaine en 2011.

Ainsi, il s’avère que les plaintes aux Etats-Unis impliquant des titres de propriété intellectuelle sont aujourd’hui dominées par les trolls. Ils représentaient 27 % des actions en justice en 2007, 45 % en 2011 et 61 % en 2012. Ainsi, 20 % des startups levant entre 20 et 50 millions de dollars a déjà eu à faire avec un troll des brevets. Entre 50 et 100 millions de dollars, c’est 35 % des startups qui sont concernées.

Or, il n’est pas dit que les trolls à brevets soient dans leur bon droit. En effet, dans le cas de Research In Motion, il s’est avéré, plus tard, via l’U.S. Patent and Trademark Office, que l’état antérieur de la technique rendait 97 % des demandes du « troll de brevets » invalides (4). Article One avance même que 46 % des jugements rendus par les cours fédérales concernant des affaires de brevets sont invalides.

Cette image de parasitisme n’a pourtant pas empêché Nokia de s’allier à l’un des patent trolls les plus agressifs.

Nokia s’allie aux patent trolls : une stratégie actant le déclassement du Finlandais.

Le développement de trolls ne se fait pas obligatoirement contre les entreprises technologiques car certaines d’entre elles coopèrent avec eux, à l’image de Nokia et Mosaid Technologies. En effet, la firme canadienne a racheté plus de 1 200 brevets et 800 applications au Finlandais – soutenu dans cette stratégie par Microsoft –, en septembre 2011, via le rachat de la société luxembourgeoise Core Wireless. Mosaid percevra ainsi un tiers des bénéfices tirés des licences ou des éventuels procès… tout en permettant à Nokia de maximiser les revenus tirés de ces brevets alors que la firme, pour certains d’entre eux, s’était engagé à percevoir une rémunération minime de la part d’autres fabricants de téléphones. En vendant ces brevets à Mosaid, Nokia se libère de cette entente.

De plus, l’accord Mosaid-Nokia comprend des objectifs de retour sur investissement pour le troll, c’est-à-dire le pousse à mener des actions agressives contre les concurrents de Nokia et Microsoft. Si Mosaid n’atteint pas ces objectifs financiers, Nokia et Microsoft sont en droit de récupérer leurs brevets. Par ailleurs, Mosaid ne peut attaquer des entreprises utilisant le système Windows Phone (5). En clair, ce genre d’accord cible principalement les utilisateurs d’Android (notamment Samsung) et Apple.

Nokia a également passé ce genre d’accord en 2012 avec d’autres trolls : Sisvel en lui vendant 450 brevets, principalement liés aux technologies sans fil ; Vringo via la vente de 500 brevets. Or, selon certaines sources, cela multiplierait par quatre le coût de l’utilisation de ces brevets par d’autres opérateurs.

Pour contrer cette stratégie, Google décide, en juin 2012, de porter plainte contre Nokia et son allié Microsoft auprès de la Commission européenne pour complot en matière de brevets (6). Selon Google, Nokia et Microsoft chercheraient à contrer le développement de son système Android (7) via un harcèlement continuel devant des juridictions américaines et européennes. Selon la firme américaine, la multiplication de ces contentieux liés à la propriété intellectuelle serait une entrave à la concurrence et aurait pour conséquences d’augmenter le prix des téléphones portables.

En effet, avec l’accord Nokia-Mosaid, « Google s’attend à ce qu’ils soient utilisés contre lui, car ces brevets [considérés comme essentiels dans les technologies 2G (GSM), 3G (WCDMA) et 4G (LTE)] portent sur des fonctionnalités essentielles aux appareils de téléphonie mobile que les organismes internationaux de normalisation ont érigées en standards ; de ce fait, ils sont soumis à un régime spécifique obligeant les détenteurs à les délivrer à leurs concurrents utilisant des licences sur une base juste, raisonnable et non discriminatoire (licences FRAND). Des engagements que ne respecteraient ni Microsoft ni Nokia, d’après Google, qui rappelle que Nokia avait garanti en 2006 ne pas utiliser le contentieux judiciaire des brevets lui appartenant contre le noyau Linux, utilisé par Android » (8).

Toutefois, la vente régulière de brevets, ces cinq dernières années, s’apparente plus à une fuite en avant qu’à un véritable retournement stratégique. Ayant ratée la révolution des smartphones, distancée dans son cœur de métier par Apple et son Iphone, Samsung et sa marque Galaxy ou encore par le système Android (Google), l’ex star finlandaise a du abandonner en 2011 son logiciel d’exploitation Symbian et se rabattre sur Windows Phone développé par Microsoft. Ainsi, la chute du Finlandais est continuelle et le besoin de liquidités est fort. Même si l’alliance avec des trolls à brevets lui permet de maximiser ses brevets via des licences à d’autres constructeurs, cela reste révélateur de la santé de l’entreprise et de sa faiblesse dans la valorisation industrielle de ses brevets. Via cette stratégie de parasitage du développement des concurrents, Nokia espère perdre moins de terrain mais son image risque d’être fortement altérée, en passant de leader auréolé d’une image d’innovateur (fin des années 1990 à la première moitié des années 2000) à un rentier parasite, néfaste pour le secteur des télécommunications.

Toutefois, le « pire » advient en septembre 2013 quand Nokia annonce la vente de sa filiale téléphonie à… Microsoft pour 5,4 milliards d’euros. Cela concerne 32 000 employés et 15 milliards d’euros de chiffre d’affaires qui passeront chez l’Américain. Dorénavant, l’ancien numéro un mondial des téléphones portables se consacrera aux services (notamment de localisation) et les réseaux, activités néanmoins en stagnation du fait de la concurrence internationale âpre. Selon certains analystes financiers, l’avenir de Nokia est clairement mis en doute et une vente – par compartiments ou totale – est susceptible d’advenir à brève échéance.

La volonté de régulation des autorités américaines.

Ainsi, les trolls à brevets ont une image déplorable auprès de la communauté high tech et, plus généralement, les défis qu’ils posent à la capacité innovatrice des firmes américaines inquiètent les autorités. Le Department of Justice et la Federal Trade Commission étudient les moyens de freiner ce qu’ils appellent des « stratégies d’extorsion et de racket ». En juin 2013, la Maison Blanche s’est même fendue d’un rapport sur le sujet en rappelant que 100 000 entreprises auraient été menacées en 2012 et que sur la totalité des 29 milliards obtenus par les patent trolls en 2011, moins d’un quart aurait été réinvesti dans l’innovation.

 

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(1) Généralement, les brevets ont une « durée de vie » de vingt ans, avant de tomber dans le domaine public. Cette période, censée permettre rentabiliser les investissements, couvre les étapes de recherche et développement, les tests techniques et la mise sur le marché du produit en question.

(2) Les patent trolls se développent graduellement dans le secteur pharmaceutique et plus généralement, tout secteur porté sur l’innovation – donc les brevets – est potentiellement impacté par ces nouvelles stratégies.

(3) Article One Partners est une communauté en ligne rassemblant un million de scientifiques et d’ingénieurs.

(4) Article One Partners a ainsi créé Litigation Avoidance, service payant de collaboration via Internet qui réunit notes et preuves permettant de dater les découvertes (brevets, applications…), qui pourrait aider à annuler un brevet soi-disant nouveau déposé au Bureau américain des marques et brevets (US Patent and Trademark Office).

(5) En 2011, Nokia a décidé d’équiper la majorité de ses téléphones avec le système d’exploitation Windows Phone de Microsoft.

(6) Google l’a également fait aux Etats-Unis.

(7) Android est un système d’exploitation dit open source (logiciel libre) pour smartphones et tablettes tactiles, PDA et terminaux mobiles. Il est développé par Google et a une part de marché significative sur les téléphones mobiles vendus actuellement.

(8) En février 2012, Mosaid a attaqué Apple devant un tribunal du Texas pour violation de huit brevets dans ses iPhone et iPad.

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